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La Suisse supprime la valeur locative : analyse du vote historique du 28 septembre 2025

Table des matières

Résumé : Le 28 septembre 2025, les Suisses ont approuvé à 57,7% la suppression de la valeur locative, un impôt vieux de 110 ans qui oblige les propriétaires à déclarer un revenu fictif sur leur résidence principale. Cette réforme, qui entrera en vigueur au plus tôt en 2028, met fin à une singularité fiscale européenne et coûtera 1,8 milliard de francs suisses par an aux finances publiques. Le vote révèle un fossé spectaculaire entre la Suisse romande, qui a massivement refusé (63% de non à Vaud, 66% à Genève), et la Suisse alémanique, qui a plébiscité le changement (75% de oui à Appenzell Rhodes-Intérieures). La France, qui a abandonné ce système en 1965, n’a émis aucune réaction officielle sur cette réforme historique chez son voisin.

Quand sera supprimée la valeur locative ?

L’entrée en vigueur de la suppression de la valeur locative interviendra au plus tôt en 2028, selon la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter.

Le délai entre le vote du 28 septembre 2025 et l’application effective de la réforme s’explique par la complexité du système fédéral suisse. La Confédération et les 26 cantons doivent adapter leurs législations fiscales respectives. Karin Keller-Sutter a déclaré le soir du vote : « Un chapitre long de plusieurs décennies est clos ». Elle a précisé qu’un délai minimum de deux ans sera nécessaire pour permettre aux cantons de modifier leurs barèmes d’imposition et de mettre en place les nouvelles règles. Certains cantons alpins, qui perdront plusieurs dizaines de millions de francs de recettes fiscales, devront également décider s’ils créent un nouvel impôt cantonal sur les résidences secondaires, une option prévue par la réforme.

Comment ce vote historique clôture-t-il 110 ans de débat fiscal ?

Le 28 septembre 2025 marque la fin d’une bataille politique qui a traversé un siècle. Les Suisses ont voté à 57,7% (1 579 303 voix contre 1 156 560) pour supprimer la valeur locative de leur résidence principale. Le taux de participation s’est établi à 49,5%, un niveau élevé pour une votation fédérale.

Cette décision met un terme à quatre tentatives précédentes de suppression, toutes rejetées par le peuple en 1999, 2004, 2012 et finalement acceptée cette année. Manfred Bühler, conseiller national UDC, a qualifié le résultat de « mini-révolution fiscale » : « Il est grand temps de se débarrasser de cette vieillerie fiscale de plus de 110 ans ».

La double majorité était requise pour valider la réforme : majorité du peuple et majorité des cantons. Les deux conditions sont remplies, avec 20,5 cantons favorables sur 26. Seuls six cantons ont refusé : Genève, Vaud, Neuchâtel, Jura, Valais et Bâle-Ville.

Mais pour bien comprendre les enjeux de ce vote historique, il faut d’abord saisir ce qu’est exactement cette valeur locative que la Suisse s’apprête à faire disparaître.

Qu’est-ce que la valeur locative ?

La valeur locative est un revenu imposable fictif que les propriétaires suisses doivent déclarer lorsqu’ils habitent leur propre bien, fixé entre 60% et 70% du loyer de marché d’un logement comparable.

Ce mécanisme fiscal, inscrit à l’article 21 de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct, considère que les propriétaires-occupants bénéficient d’un avantage économique mesurable : ils ne paient pas de loyer. Le fisc suisse a donc créé un revenu fictif sur lequel les propriétaires paient des impôts, mais leur permet en contrepartie de déduire les intérêts de leur prêt hypothécaire et les frais d’entretien de leur bien.

Concrètement, pour un appartement d’une valeur de marché d’un million de francs suisses, la valeur locative annuelle imposable s’élève à environ 29 750 francs. Ce montant s’ajoute au revenu imposable du propriétaire. Dans le canton de Zurich, le calcul repose sur un pourcentage de la valeur fiscale : 3,5% pour une maison individuelle, 4,25% pour un appartement. La valeur fiscale représente elle-même 70% de la valeur de marché.

Cette particularité fiscale trouve son origine dans l’histoire suisse. Introduite une première fois en 1915 comme « impôt de guerre » temporaire durant la Première Guerre mondiale, elle a refait surface en 1934 comme « taxe de crise » pendant la Grande Dépression, puis a été maintenue comme « impôt pour la défense nationale » entre 1941 et 1945. La population suisse a finalement accepté son inscription définitive dans le droit ordinaire lors d’une votation en 1958.

L’analyse des résultats du vote révèle une fracture géographique saisissante qui mérite qu’on s’y attarde.

Pourquoi la Suisse romande et la Suisse alémanique ont-elles voté si différemment ?

Les résultats canton par canton révèlent une fracture géographique et culturelle saisissante. La Suisse romande a massivement rejeté la réforme, tandis que la Suisse alémanique l’a plébiscitée avec des scores parfois écrasants.

La Suisse romande dit non

Tous les cantons francophones ont refusé la suppression de la valeur locative. Genève affiche le taux de rejet le plus élevé avec 66,1% de non. Vaud suit avec 63,8% de non, Neuchâtel avec 61,6%, le Jura avec 61,2% et le Valais avec 60,3%. Même Fribourg, canton bilingue mais à majorité francophone, a rejeté la réforme de justesse avec 50,8% de non.

Samuel Bendahan, conseiller national PS vaudois, a réagi après le vote : « Défaite importante pour le pouvoir d’achat des locataires et de la classe moyenne. Il est désormais temps de faire un geste pour les locataires et les payeurs de primes ». Son collègue socialiste Cédric Wermuth, co-président du PS suisse, avait prévenu durant la campagne : « Cette réforme coûterait à la Suisse 2 milliards de francs par an et représente un allègement de la charge fiscale des riches propriétaires immobiliers ».

La Suisse alémanique dit oui

À l’opposé, les cantons germanophones ont approuvé la réforme avec des majorités confortables, voire massives. Appenzell Rhodes-Intérieures arrive en tête avec 75,1% de oui, suivi d’Appenzell Rhodes-Extérieures (73,4%) et de Saint-Gall (71,7%). Les cantons d’Argovie (69%), de Schwyz (68,8%), d’Obwald (68,2%) et des Grisons (67,1%) affichent également des scores très favorables.

Même Zurich, pourtant considéré comme plus progressiste, a voté oui à 61,2%, bien que les villes de Zurich et Winterthour aient localement refusé la réforme. Berne, le canton alémanique le moins enthousiaste, a tout de même approuvé à 55,3%. Seul Bâle-Ville, canton urbain et cosmopolite, a rejoint le camp romand avec 52,9% de non.

Le Tessin, seul canton italophone, a voté oui à 56,5%, ce qui le rapproche du comportement des cantons alémaniques ruraux.

Thierry Burkart, président du PLR (Parti libéral-radical), a commenté ce clivage : « Cela montre qu’il n’y a pas de culture de la jalousie dans notre société ». Selon lui, les Suisses alémaniques ont massivement soutenu une réforme qui bénéficiera surtout aux propriétaires, soit 36% de la population.

Au-delà de ce clivage géographique, la question du coût de cette réforme reste centrale dans le débat public suisse.

Quel est le coût de cette réforme pour les finances publiques ?

La suppression de la valeur locative représente un coût budgétaire considérable pour les finances publiques suisses. Le montant total des pertes fiscales s’élève à 1,8 milliard de francs suisses par an, soit environ 1,9 milliard d’euros.

Répartition des pertes

La Confédération assumera 22% du manque à gagner, soit 400 millions de francs par an. Les cantons et les communes supporteront la part restante de 78%, soit 1,38 milliard de francs. Cette répartition reflète le système fédéral suisse où chaque échelon territorial dispose de sa propre fiscalité.

L’impact varie fortement selon les cantons. Les Grisons perdront 89 millions de francs annuels, le Tessin 99 millions et le Valais 70 millions. Ces cantons alpins ou montagneux, où le taux de propriétaires atteint des niveaux élevés, devront compenser ce manque à gagner soit par des hausses d’impôts généralisées, soit par des coupes budgétaires, soit en créant un nouvel impôt cantonal sur les résidences secondaires.

À l’inverse, certains cantons romands comme Vaud et Genève pourraient bénéficier de gains fiscaux estimés entre 20 et 50 millions d’euros. La raison : ces cantons comptent une majorité de locataires et les propriétaires y déduisent actuellement des montants très élevés d’intérêts hypothécaires, supérieurs à la valeur locative qu’ils déclarent.

1,4 million de propriétaires concernés

La réforme touche directement 1,4 million de personnes qui possèdent leur résidence principale en Suisse, soit 36% des ménages. Parmi eux, 24% des ménages suisses détiennent une maison individuelle et 12% un appartement. Ce taux de propriétaires de 36% fait de la Suisse le pays européen où la propriété immobilière est la plus faible.

Les propriétaires suisses déclarent actuellement une valeur locative médiane d’environ 19 000 francs suisses par an. En contrepartie, ils déduisent en moyenne 13 000 francs : environ 9 000 francs d’intérêts hypothécaires et 4 000 francs de frais d’entretien. Avec la réforme, ces déductions disparaissent, mais ils ne paieront plus d’impôt sur ce revenu fictif.

La campagne qui a précédé le vote a opposé deux visions radicalement différentes de cette réforme. Commençons par examiner les arguments des partisans.

Quels arguments les partisans de la réforme ont-ils fait valoir ?

Le camp du oui a martelé durant toute la campagne que la valeur locative constituait une aberration fiscale. Pirmin Bischof, conseiller aux États du Centre, a résumé cette position : « La valeur locative imposait un revenu inexistant. C’est un impôt unique en Europe qui n’a rien à voir avec la fiscalité ».

Un impôt temporaire devenu permanent

Les partisans ont rappelé l’origine historique de cet impôt. Manfred Bühler, de l’UDC, a insisté : « C’était un impôt temporaire introduit en 1934 comme taxe de crise. Plus de 90 ans plus tard, il est toujours là ». Karin Keller-Sutter, conseillère fédérale en charge des Finances, a utilisé le même argument : « C’était un impôt temporaire introduit lors de la crise des années 1930 ».

Une charge pour les familles et les retraités

Le PLR a mis en avant l’impact sur les classes moyennes. Pauline Blanc, vice-présidente des Jeunes libéraux-radicaux, a déclaré : « La réforme permet enfin de supprimer un impôt que tout le monde s’accorde à dire qu’il est injuste. La valeur locative touche particulièrement les familles et les personnes âgées ».

L’argument résonne particulièrement en Suisse où de nombreux retraités ont remboursé leur crédit immobilier. Ils ne peuvent plus déduire d’intérêts hypothécaires, mais continuent de payer des impôts sur la valeur locative de leur bien. Pour eux, le système actuel représente une charge fiscale nette sans compensation.

Un financement massif de la campagne

Le camp du oui a bénéficié de moyens financiers considérables : 7,1 millions de francs suisses ont été investis dans la campagne, un record historique pour une votation fédérale. Les partis de droite (UDC, PLR), le Centre et l’Association des propriétaires fonciers (HEV) ont mobilisé ces ressources. Après le vote, la HEV a salué « un signal fort pour plus de justice fiscale, plus de responsabilité individuelle et plus d’encouragement pour le logement privé ».

Face à ces arguments, le camp du non a développé une contre-offensive fondée sur d’autres considérations.

Quels arguments les opposants à la réforme ont-ils défendus ?

Le camp du non, composé du Parti socialiste, des Verts et des syndicats, a dénoncé une réforme qui bénéficie principalement aux propriétaires aisés au détriment de la majorité de la population.

Une réforme qui creuse les inégalités

Cédric Wermuth a attaqué frontalement : « Ce projet représente un allègement de la charge fiscale des riches propriétaires immobiliers. Les 500 francs en plus d’impôts par ménage et par an pour la classe moyenne serviront à financer ce cadeau fiscal ».

Les opposants se sont appuyés sur une étude du bureau BSS qui conclut que 66% de la population suisse sera perdante avec cette réforme. Seuls 77% des propriétaires en tireront un avantage fiscal direct. Tous les locataires, soit 64% de la population, devront contribuer au financement des pertes fiscales via des hausses d’impôts généralisées ou des réductions de prestations publiques.

L’abandon de la transition énergétique

Lisa Mazzone, présidente des Verts, a alerté sur un aspect souvent négligé : « L’abolition de la valeur locative est un coup dur pour la transition énergétique. Elle entraîne la suppression des incitations fiscales aux rénovations énergétiques ».

Actuellement, les propriétaires peuvent déduire intégralement les travaux de rénovation énergétique de leur revenu imposable. Cette incitation disparaît avec la réforme. Cristina Schaffner, représentante de Constructionsuisse, a renchéri : « Des milliers de places de travail seraient probablement détruites par l’arrêt des rénovations et la chute massive des investissements ».

Un déséquilibre financier de campagne

Les opposants n’ont réuni que 460 000 francs suisses, soit 15 fois moins que le camp du oui. Ce déséquilibre financier a pesé sur la capacité de mobilisation du camp du non, particulièrement dans les cantons alémaniques où la gauche et les Verts disposent de structures militantes plus faibles qu’en Suisse romande.

Maintenant que la réforme est adoptée, quelles seront ses conséquences concrètes pour les propriétaires suisses ?

Que change concrètement cette réforme pour les propriétaires suisses ?

À partir de 2028, les règles du jeu fiscal vont radicalement évoluer pour les 1,4 million de propriétaires suisses. Le système actuel repose sur un équilibre complexe entre imposition d’un revenu fictif et déductions multiples. La réforme bouleverse cet édifice.

Suppression de l’imposition du revenu fictif

Les propriétaires ne devront plus ajouter la valeur locative à leur revenu imposable. Pour un appartement valant un million de francs suisses, cela représente environ 29 750 francs de revenu imposable en moins chaque année. Sur cette somme, l’économie d’impôt dépend du taux marginal d’imposition du propriétaire, qui varie fortement selon les cantons et le niveau de revenu.

Fin des déductions pour les intérêts hypothécaires

En contrepartie, les propriétaires perdent la possibilité de déduire les intérêts de leur crédit immobilier de leur revenu imposable. Cette déduction représente actuellement en moyenne 9 000 francs par ménage propriétaire. Pour les ménages très endettés, elle peut atteindre plusieurs dizaines de milliers de francs.

Les propriétaires récents, qui ont souscrit un prêt important, risquent donc d’être pénalisés par la réforme. Le législateur a prévu une période transitoire de dix ans pour les primo-accédants. Les couples mariés pourront déduire 10 000 francs la première année, montant qui diminuera progressivement jusqu’à 1 000 francs la dixième année. Les personnes seules bénéficieront d’une déduction de 5 000 francs la première année.

Suppression des déductions pour l’entretien

Les frais d’entretien courant, qui se montent en moyenne à 4 000 francs par an, ne seront plus déductibles. Les travaux de rénovation énergétique, actuellement déductibles sans limite, perdent également ce statut fiscal privilégié. Cette évolution inquiète les acteurs de la transition énergétique et du secteur de la construction.

Nouvel impôt cantonal possible sur les résidences secondaires

La réforme autorise les cantons à créer, s’ils le souhaitent, un nouvel impôt sur les résidences secondaires. Cette option vise particulièrement les cantons alpins et touristiques comme les Grisons, le Valais ou le Tessin, où de nombreux chalets et appartements appartiennent à des résidents d’autres cantons. Les modalités et les montants de cet éventuel impôt cantonal restent à définir canton par canton.

Cette réforme suisse invite naturellement à la comparer avec le système français, radicalement différent.

Comment le système français diffère-t-il de l’approche suisse ?

La France a abandonné l’imposition de la valeur locative des résidences principales en 1965, soit il y a soixante ans. Le système fiscal français repose sur des mécanismes totalement différents de ceux de la Suisse, ce qui explique peut-être le silence français sur la réforme helvétique.

Aucune trace de revenu fictif en France

Les propriétaires français qui occupent leur résidence principale ne déclarent aucun revenu fictif lié à cet avantage. Ils paient en revanche une taxe foncière dont le montant moyen atteignait 1 082 euros par propriétaire en 2024, avec une hausse annuelle de 5,46%. La taxe d’habitation sur les résidences principales a été totalement supprimée en 2023.

Pour les patrimoines immobiliers élevés, l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) s’applique au-delà d’un seuil de 1,3 million d’euros, avec des taux compris entre 0,5% et 1,5%. Les propriétaires français ne peuvent pas déduire leurs intérêts d’emprunt de leur revenu imposable, sauf dans le cadre spécifique de l’investissement locatif.

Des taux de propriété inversés

La France compte 65,1% de propriétaires, contre seulement 36% en Suisse. Cette différence massive s’explique par plusieurs facteurs : un marché locatif très régulé en Suisse, des prix de l’immobilier élevés (8 384 francs suisses le mètre carré en moyenne, soit environ 7 500 euros), et une tradition culturelle différente du rapport à la propriété.

Une fiscalité immobilière parmi les plus lourdes au monde

Selon l’OCDE, la fiscalité immobilière représente 4,0% du PIB en France, le taux le plus élevé des pays développés. La Suisse se situe à environ 1,8% du PIB, et la moyenne de l’OCDE à 1,1%. Les professionnels de l’immobilier français évoluent donc dans un environnement fiscal radicalement différent de celui de leurs homologues suisses, ce qui peut expliquer leur absence d’intérêt pour la réforme helvétique. Le cadre réglementaire français impose d’ailleurs aux professionnels des certifications spécifiques comme la carte G pour exercer la gestion locative, une obligation qui n’existe pas sous cette forme en Suisse.

Cette différence de système pourrait expliquer l’absence totale de réactions françaises à la réforme suisse.

Pourquoi la France n’a-t-elle pas réagi à cette réforme historique ?

La recherche exhaustive d’articles, de réactions politiques et d’analyses françaises sur la suppression de la valeur locative en Suisse n’a produit aucun résultat. Cette absence totale de couverture médiatique et politique mérite d’être relevée.

Médias français : silence radio

Les grands quotidiens nationaux français (Le Monde, Le Figaro, Les Echos, La Tribune, L’Express, Le Point) n’ont publié aucun article sur le vote du 28 septembre. Les sites spécialisés dans l’immobilier n’ont pas non plus couvert l’événement. Cette absence contraste avec l’ampleur historique de la réforme chez le voisin suisse.

Experts et organisations professionnelles : aucun commentaire

Les principales organisations du secteur immobilier français sont restées muettes. La FNAIM, l’UNIS, la Chambre des notaires et l’ANIL n’ont émis aucun communiqué, aucune analyse, aucune réaction. Les experts français de la fiscalité immobilière n’ont pas commenté cette évolution majeure du système fiscal suisse.

Classe politique : absence totale de réaction

Le gouvernement français, l’Assemblée nationale, le Sénat et les partis politiques n’ont formulé aucune déclaration sur la réforme suisse. Aucun appel à s’en inspirer, aucune mise en garde, aucune comparaison avec le système français. Cette absence s’explique peut-être par le fait que la France a abandonné ce type d’imposition il y a soixante ans et ne compte pas y revenir.

Réseaux sociaux : quelques analyses techniques avant le vote, puis plus rien

LinkedIn a hébergé quelques publications d’analystes fiscaux franco-suisses dans les semaines qui précédaient la votation. Ces contenus techniques expliquaient les enjeux pour les frontaliers et les expatriés. Après le vote, aucune discussion virale n’a émergé sur les réseaux sociaux français. Twitter/X n’a enregistré aucun débat significatif sur le sujet.

Au-delà des considérations politiques et médiatiques, une question cruciale se pose : qui gagne et qui perd vraiment avec cette réforme ?

Qui sont les gagnants et les perdants de cette réforme ?

Une analyse du bureau d’études BSS, largement citée durant la campagne, détaille qui bénéficiera vraiment de cette réforme et qui en supportera le coût.

77% des propriétaires gagnent

Parmi les 1,4 million de propriétaires suisses, 77% verront leur charge fiscale diminuer. Il s’agit principalement des retraités qui ont remboursé leur crédit immobilier et ne peuvent plus déduire d’intérêts hypothécaires, ainsi que des propriétaires de biens de valeur moyenne avec des crédits modestes.

Les 23% de propriétaires perdants sont ceux qui bénéficient actuellement de déductions très élevées pour intérêts hypothécaires, supérieures à la valeur locative qu’ils déclarent. Cette situation concerne surtout les jeunes propriétaires fortement endettés et les détenteurs de biens dans les cantons où les prix immobiliers sont très élevés, comme Genève ou Zurich.

100% des locataires perdent

Les 64% de Suisses qui louent leur logement ne tireront aucun bénéfice direct de la réforme. Pire encore, ils devront contribuer au financement des 1,8 milliard de francs de pertes fiscales via des hausses d’impôts généralisées ou des réductions de prestations publiques. Selon les calculs du PS, cette contribution pourrait atteindre 500 francs par ménage et par an.

Au total : 66% de la population sera perdante

En combinant les locataires (64% de la population) et les propriétaires perdants (23% des 36% de propriétaires), l’étude BSS conclut que deux tiers de la population suisse supportera financièrement cette réforme qui bénéficie à un tiers des ménages.

Ce paradoxe explique le résultat surprenant du vote : une majorité de Suisses a voté pour une réforme qui les pénalisera financièrement. Thierry Burkart y voit la preuve qu’il « n’y a pas de culture de la jalousie dans notre société ». Les opposants y lisent plutôt l’efficacité d’une campagne richement dotée qui a réussi à faire passer un message de justice fiscale malgré les chiffres.

Cette réforme soulève naturellement des questions sur son impact potentiel sur le marché immobilier suisse.

Quel impact cette réforme aura-t-elle sur le marché immobilier suisse ?

Les économistes et les banques suisses ne s’accordent pas sur les conséquences de la réforme pour le marché de l’immobilier. Deux scénarios s’opposent.

Scénario haussier : +13% sur les prix

UBS, dans son rapport Real Estate Focus 2025, anticipe une hausse de 13% des prix de l’immobilier dans les années qui suivront l’entrée en vigueur de la réforme. Selon la banque, la suppression de la valeur locative rendra la propriété plus attractive financièrement pour les ménages qui hésitaient jusqu’alors. La demande augmentera mécaniquement, ce qui poussera les prix à la hausse dans un marché déjà tendu.

UBS estime également que 40 à 80 milliards de francs suisses d’hypothèques pourraient être remboursées dans les cinq années qui suivront la réforme. Sans l’avantage fiscal de la déduction des intérêts hypothécaires, de nombreux propriétaires auront intérêt à réduire leur endettement pour minimiser leurs charges financières globales.

Scénario baissier : effondrement des rénovations

À l’inverse, Constructionsuisse et les acteurs de la construction alertent sur un risque d’effondrement des investissements dans l’entretien et la rénovation. Cristina Schaffner a prévenu : « Des milliers de places de travail seraient probablement détruites par l’arrêt des rénovations et la chute massive des investissements ».

Sans la possibilité de déduire les travaux, les propriétaires pourraient reporter les rénovations non urgentes, ce qui ralentirait l’amélioration énergétique du parc immobilier suisse. Lisa Mazzone, des Verts, a qualifié la réforme de « coup dur pour la transition énergétique ».

Mais concrètement, que va-t-il se passer dans les prochains mois et années ?

Quel est le calendrier de mise en œuvre de la réforme ?

Le oui du 28 septembre 2025 déclenche un processus législatif complexe qui s’étalera sur au moins deux ans et demi.

2026-2027 : adaptation des législations

La Confédération et chaque canton doivent modifier leurs lois fiscales. La complexité vient du fédéralisme suisse : les 26 cantons disposent d’une autonomie fiscale importante. Chacun devra adapter son barème d’imposition pour compenser la perte de recettes ou décider d’assumer cette baisse de revenus.

Les cantons alpins et montagneux, particulièrement touchés, devront décider s’ils créent un nouvel impôt cantonal sur les résidences secondaires. Cette option, prévue par la réforme, leur permettrait de compenser partiellement les pertes. Les Grisons (-89 millions), le Tessin (-99 millions) et le Valais (-70 millions) sont les plus concernés.

2028 : entrée en vigueur au plus tôt

Karin Keller-Sutter a confirmé que la réforme entrera en vigueur « au plus tôt en 2028 ». Ce délai minimum de deux ans laisse le temps aux administrations fiscales de préparer les nouveaux systèmes informatiques, de former les agents et de communiquer clairement les nouvelles règles aux contribuables.

Certains cantons pourraient demander des délais supplémentaires si leur situation budgétaire nécessite des arbitrages politiques complexes. Dans ce cas, l’entrée en vigueur pourrait être décalée à 2029 dans ces cantons spécifiques.

Les primo-accédants devront agir vite

Le dispositif de transition de dix ans pour les primo-accédants s’appliquera aux achats réalisés dans une fenêtre temporelle limitée. Les ménages qui envisagent d’acquérir leur résidence principale pourraient être tentés d’accélérer leur projet pour bénéficier des déductions dégressives sur dix ans. Cette anticipation pourrait créer une hausse temporaire de la demande immobilière dès 2026-2027.

D’autres questions pratiques méritent qu’on s’y attarde pour bien comprendre tous les enjeux.

Combien de propriétaires suisses sont directement concernés ?

1,4 million de propriétaires suisses sont directement concernés par la suppression de la valeur locative, ce qui représente 36% des ménages.

Ce taux de propriétaires de 36% fait de la Suisse le pays européen où l’accession à la propriété est la plus faible. À titre de comparaison, le taux de propriétaires atteint 65,1% en France, 67% en Belgique, 69% en Espagne et même 78% en Roumanie.

Cette particularité suisse s’explique par plusieurs facteurs structurels. Le prix élevé de l’immobilier constitue le premier frein : avec une moyenne de 8 384 francs suisses le mètre carré (environ 7 500 euros), l’acquisition d’un bien représente un investissement considérable. À Zurich, les prix dépassent 12 000 francs le mètre carré dans les quartiers centraux.

Le système locatif suisse offre par ailleurs une protection très forte aux locataires. Les loyers sont strictement encadrés, les augmentations limitées et les expulsions difficiles. Cette sécurité juridique rend la location attractive et diminue l’urgence d’accéder à la propriété.

La répartition entre maisons et appartements montre que 24% des ménages suisses possèdent une maison individuelle et 12% un appartement en copropriété. Les maisons dominent dans les cantons ruraux et alpins, tandis que les appartements prévalent dans les zones urbaines comme Genève, Bâle ou Zurich.

Le fossé linguistique observé lors du vote mérite également un éclairage plus approfondi.

Pourquoi la Suisse romande a-t-elle massivement refusé cette réforme ?

Les six cantons francophones et Bâle-Ville ont rejeté la réforme avec des taux de refus compris entre 50,8% et 66,1%, ce qui révèle un fossé culturel et économique avec la Suisse alémanique.

Plusieurs explications se conjuguent pour comprendre ce vote opposé entre les deux régions linguistiques du pays.

La structure socio-économique diffère radicalement. Les cantons romands, notamment Genève et Vaud, comptent une proportion de locataires nettement supérieure à la moyenne nationale. Dans les zones urbaines comme Lausanne ou Genève, plus de 75% des ménages louent leur logement. Ces électeurs n’ont aucun intérêt direct dans une réforme qui bénéficie aux propriétaires et devront en supporter le coût fiscal.

Les valeurs politiques divergent également. La Suisse romande vote traditionnellement plus à gauche que la Suisse alémanique. Les partis progressistes (PS, Verts) y disposent d’une implantation militante solide et d’une capacité de mobilisation élevée. Le discours sur les inégalités fiscales et le « cadeau aux riches » a trouvé un écho plus favorable dans l’électorat romand.

L’impact fiscal joue aussi un rôle. Dans les cantons où les prix immobiliers sont très élevés, comme Genève, de nombreux propriétaires déduisent actuellement des montants considérables d’intérêts hypothécaires. Pour eux, la réforme sera défavorable. Ces propriétaires endettés ont voté contre leurs intérêts de classe pour défendre leur situation personnelle.

Samuel Bendahan a résumé l’état d’esprit romand : « Les locataires payent dix milliards de trop par an. Cette défaite pour le pouvoir d’achat des locataires et de la classe moyenne appelle maintenant des mesures compensatoires ».

Une question technique importante concerne le devenir des déductions fiscales actuelles.

Les déductions fiscales vont-elles toutes disparaître ?

Les déductions pour intérêts hypothécaires et frais d’entretien seront totalement supprimées à partir de l’entrée en vigueur de la réforme, sauf pour les primo-accédants qui bénéficieront d’une période transitoire de dix ans.

Cette double suppression bouleverse l’équilibre fiscal actuel. Les propriétaires suisses déduisent en moyenne 13 000 francs par an : 9 000 francs d’intérêts hypothécaires et 4 000 francs de frais d’entretien.

Pour les propriétaires récents fortement endettés, la perte de la déduction des intérêts hypothécaires peut représenter plusieurs dizaines de milliers de francs. Un couple qui a souscrit un prêt de 800 000 francs à un taux de 2,5% paie 20 000 francs d’intérêts par an. Cette somme était intégralement déductible. Après la réforme, elle ne le sera plus, sauf pendant la période transitoire pour les primo-accédants.

Le dispositif transitoire fonctionne de manière dégressive. Les couples mariés qui achètent leur première résidence principale pourront déduire 10 000 francs la première année, 9 000 francs la deuxième, et ainsi de suite jusqu’à 1 000 francs la dixième année. Les personnes seules bénéficieront de déductions réduites de moitié : 5 000 francs la première année jusqu’à 500 francs la dixième.

Les frais d’entretien courant (réparations, peinture, petits travaux) ne seront plus déductibles, quelle que soit la situation du propriétaire. Cette mesure touche particulièrement les propriétaires de maisons anciennes qui engagent régulièrement des dépenses d’entretien significatives.

Les travaux de rénovation énergétique perdent également leur statut fiscal privilégié. Actuellement, ces investissements sont déductibles sans limite du revenu imposable. Cette incitation fiscale disparaît, ce qui inquiète les défenseurs de la transition énergétique. Lisa Mazzone a alerté sur ce point : « L’abolition de la valeur locative est un coup dur pour la transition énergétique, avec la suppression des incitations fiscales aux rénovations énergétiques ».

L’impact sur les finances cantonales varie considérablement d’un territoire à l’autre.

Quel est l’impact sur les finances cantonales ?

Les 26 cantons suisses perdront collectivement 1,38 milliard de francs par an, soit 78% du coût total de la réforme, avec des disparités majeures selon leur structure économique et leur taux de propriétaires.

Les cantons alpins et montagneux subissent les pertes les plus lourdes en valeur absolue. Le Tessin perd 99 millions de francs annuels, les Grisons 89 millions et le Valais 70 millions. Ces montants représentent une part significative de leurs budgets annuels et les obligeront à faire des choix difficiles : hausser les impôts, réduire les dépenses publiques ou créer un nouvel impôt sur les résidences secondaires.

Cette dernière option, prévue par la réforme, intéresse particulièrement les cantons touristiques. Des milliers de chalets et d’appartements appartiennent à des résidents d’autres cantons ou de l’étranger. Un impôt cantonal sur ces résidences secondaires permettrait de faire contribuer ces propriétaires non-résidents au financement des services publics locaux.

Les cantons urbains connaissent des situations contrastées. Zurich, malgré sa richesse, perd des centaines de millions en raison de son importante population de propriétaires. Genève et Vaud, en revanche, pourraient gagner entre 20 et 50 millions chacun. Cette situation paradoxale s’explique par le déséquilibre actuel : dans ces cantons, beaucoup de propriétaires déduisent plus d’intérêts hypothécaires qu’ils ne déclarent de valeur locative. Le système actuel leur est donc déjà favorable fiscalement.

La Confédération assumera 400 millions de pertes, soit 22% du total. Ce montant sera absorbé par le budget fédéral sans compensation particulière. Le déficit public de la Suisse reste néanmoins l’un des plus faibles au monde.

La perspective comparative avec d’autres pays européens permet de mieux comprendre la singularité suisse.

Comment les autres pays européens taxent-ils les propriétaires ?

La Suisse était le dernier pays européen à taxer un revenu locatif fictif sur les résidences principales, après l’abandon de ce système par les Pays-Bas en 2001.

Cette singularité fiscale suisse trouvait ses racines dans l’histoire du XXe siècle, mais n’avait plus d’équivalent en Europe occidentale depuis un quart de siècle.

Les Pays-Bas ont supprimé leur système de « eigenwoningforfait » (valeur locative fictive) en 2001. Auparavant, les propriétaires néerlandais devaient déclarer un revenu locatif théorique de leur résidence principale. La réforme néerlandaise a inspiré les partisans de la suppression en Suisse, mais il a fallu encore 24 ans pour que le peuple suisse suive cette voie.

La France a abandonné l’imposition du revenu locatif fictif en 1965, il y a soixante ans. Depuis, les propriétaires français paient une taxe foncière basée sur la valeur cadastrale du bien, mais ne déclarent aucun revenu fictif. Le système actuel français repose sur des taxes immobilières directes (taxe foncière) plutôt que sur l’intégration d’un revenu fictif dans la base imposable.

L’Allemagne n’a jamais adopté ce type de taxation. Les propriétaires allemands paient des taxes communales sur leur bien (Grundsteuer), mais leur résidence principale ne génère aucun revenu imposable fictif.

Le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et la plupart des pays européens fonctionnent sur le même modèle : des taxes foncières locales, parfois des impôts sur la fortune immobilière pour les patrimoines élevés, mais jamais d’imposition d’un revenu locatif théorique pour la résidence principale.

La Suisse reste une exception sur un autre plan : son taux de propriétaires de 36% est le plus faible d’Europe. Cette particularité s’explique par la combinaison d’un marché locatif très protecteur, de prix immobiliers élevés et d’une culture où la location ne porte aucun stigmate social.

Une dernière question comparative mérite d’être posée pour bien saisir les différences de système.

À combien s’élèvent les recettes fiscales immobilières en France et en Suisse ?

La fiscalité immobilière représente 4,0% du PIB en France, contre environ 1,8% en Suisse, ce qui place les deux pays à des extrêmes opposés du spectre fiscal européen.

L’OCDE classe la France au premier rang mondial des pays développés pour le poids de la fiscalité immobilière dans l’économie. Les 4,0% du PIB collectés via les taxes immobilières dépassent largement la moyenne de l’OCDE, qui s’établit à 1,1%.

Cette fiscalité française se répartit entre plusieurs impôts : la taxe foncière (35 milliards d’euros en 2024), l’impôt sur la fortune immobilière ou IFI (2 milliards), les droits de mutation à titre onéreux lors des transactions (15 milliards), et diverses taxes locales. La taxe d’habitation sur les résidences principales a été supprimée en 2023, ce qui a réduit les recettes d’environ 20 milliards, mais le poids global reste élevé.

La Suisse se situe à 1,8% du PIB, un niveau supérieur à la moyenne de l’OCDE mais nettement inférieur à la France. La valeur locative rapportait environ 1,8 milliard de francs par an aux finances publiques. Sa suppression réduira mécaniquement ce ratio et rapprochera la Suisse de la moyenne européenne.

Les cantons suisses disposent d’une autonomie fiscale importante. Certains appliquent un impôt sur la fortune qui inclut la valeur immobilière, avec des taux qui peuvent atteindre 10 pour mille (1%) de la valeur du bien. D’autres privilégient une fiscalité plus faible sur le patrimoine et compensent par des impôts sur le revenu plus élevés.

Cette comparaison permet de relativiser le débat sur la « justice fiscale » de la valeur locative. Les propriétaires français supportent une charge fiscale immobilière globale bien supérieure à celle des propriétaires suisses, même en comptant la valeur locative. La suppression de cette dernière creusera encore l’écart entre les deux systèmes.

La suppression de la valeur locative marque un tournant dans l’histoire fiscale suisse. Après 110 ans d’existence sous diverses formes, cet impôt sur un revenu fictif disparaîtra d’ici 2028. Le vote du 28 septembre révèle les fractures qui traversent le pays : linguistiques, économiques et politiques. La Suisse romande s’inquiète d’une réforme qui bénéficie aux propriétaires alors que la majorité de la population loue son logement. La Suisse alémanique a tranché en faveur de la suppression d’un système jugé injuste et anachronique.

Les conséquences dépassent le cadre strictement fiscal. Le marché immobilier suisse pourrait connaître des tensions à la hausse si la demande de propriété augmente. Les rénovations énergétiques risquent de ralentir sans incitation fiscale. Les cantons alpins devront compenser des pertes budgétaires considérables. Les 1,4 million de propriétaires verront leur situation fiscale évoluer de manière contrastée selon leur niveau d’endettement et la valeur de leur bien.

Le silence français sur cette réforme historique interroge. La France a tourné la page de l’imposition du revenu locatif fictif il y a soixante ans et n’envisage manifestement pas d’y revenir. Les systèmes fiscaux français et suisse continuent de diverger, ce qui place les professionnels de l’immobilier des deux pays face à des contraintes et des opportunités radicalement différentes.

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